TROIS JOURS DANS UN POSTE DE COMMANDEMENT DE BRIGADE PENDANT UNE ATTAQUE

Dim. 2 Avr. 2017

On m'avait dit à l'état-major : « Vous pourrez aller en auto jusqu'au premier poste de coureurs. Un des hommes vous conduira par les boyaux au deuxième poste ; il vous repassera à un de ses camarades, et celui-ci à un troisième, etc. Ainsi, de relais en relais, vous arriverez au poste de commandement de la brigade. »
Je pars donc avec mon premier guide. Après avoir gravi une pente assez raide, très glissante, criblée de trous d'obus, je me retourne pour voir le panorama de Verdun. Devant nous, la Meuse coule lentement et brille dans le paysage gris, comme un ruban d'argent. Un hangar de dirigeable, énorme et dont le toit fut crevé par le bombardement, étale sa carcasse imposante. Plus loin, les deux tours carrées de la cathédrale... Nous reprenons notre marche ; nous traversons la voie ferrée et nous prenons le boyau, que nous suivons pendant plusieurs heures. Nous y rencontrons des petits blessés, zouaves et tirailleurs, couverts d'une croûte de boue ; malgré leur extrême fatigue, ils bavardent en marchant. Au second poste de coureurs, qui est une excavation dans la paroi de la tranchée, mon guide est remplacé.
Je repars avec ce second compagnon, le type parfait « du gars du Midi avec Tassent ». Au bout de quelques instants, il me demande si ça m'est égal de marcher à découvert. J'accepte, car le boyau est trop monotone.
Le terrain que nous traversons témoigne des luttes passées ; le sol est troué par les obus et couvert de débris ; des petits bois sont hachés ; de longs sillons jaunes se succèdent dans le paysage d'un gris sombre où passent des blessés, clopinant appuyés sur des bâtons ou des fusils. Le ciel est bas, la terre retournée. Un tirailleur blessé est étendu et gémit ; près de lui un autre tirailleur est debout et reprend son souffle avant de recharger son camarade sur son dos et de l'emporter à l'arrière.
Nous passons de pU de terrain en pli de terrain et nous nous enfonçons davantage dans le champ de bataille, près des caissons disloqués, des chevaux morts qu’ont des pattes raides et des ventres gonflés comme des animaux en baudruche, des voitures de ravitaillement renversées sur un côté ou les roues en l'air. Dans ce décor émouvant, des Allemands passent, en troupeaux d'une vingtaine d'hommes que deux fantassins conduisent.
Nous en rencontrons d'autres isolés, perdus dans ce désert et qui nous demandent : Nach Verdun ? On leur indique la direction et ils s'éloignent librement jusqu'à ce que des nôtres les rassemblent et les conduisent à un poste. Des départs de 75 déchirent l'air. Là-bas, au fond, le roulement continu de la canonnade. A notre gauche, des éclatements sur la route où personne heureusement ne passe. De nouveau, mon guide est remplacé. Nous parvenons au poste de commandement de la division.
Ce sera bientôt le terme de notre course : il n'y a plus que trois quarts d'heure de marche. Un gros obus éclate derrière nous ; dans une masse de fumée noire, des mottes de terre sautent. Nous descendons une pente et nous nous trouvons au milieu d'un village de troglodytes, au poste de commandement de la ... brigade.
C'est un véritable camp, installé et animé dans une ruche où les trous d'obus servent de cellules et les boyaux de cloisonnements. Une planchette de bois blanc est clouée sur une porte basse et porte cette inscription :
« J'entre, courbé, car le plafond n'est pas haut. »
Une fois de plus, j'apprécie l'utilité du casque qui préserve si heureusement le crâne. Deux étages à descendre. Un poste téléphonique. Dans la cloison de l'escalier des bougies sont plantées. Une petite porte à gauche avec un loquet de bois. C'est là. Je frappe. Une voix sonore dit : Entrez. Je suis dans l'antre. Le colonel me souhaite la bienvenue, en compagnie de son capitaine d'état-major et d'un lieutenant. Ils m'attendaient pour déjeuner.
La table est mise, une serviette sert de nappe ; des bougies brûlent sur des chandeliers qui sont des morceaux de bois. Toute une partie de la table reste couverte par les cartes et les plans.
Dans le silence de ce souterrain qui contraste avec le bruit du dehors, les officiers me questionnent immédiatement sur ce qui se passe à Paris. Nous causons, interrompus à chaque instant par les communications téléphoniques.
Un petit guichet pratiqué dans la cloison s'ouvre ; le téléphoniste annonce : « Mon colonel, le
général... » « Mon colonel, le commandant... >>
On frappe à la porte. Une statue de boue apparaît. C'est un coureur. Il dégage un bras de sa masse visqueuse, il tend une lettre à double enveloppe de limon. Et il s'excuse : « Je vous demande pardon, mon colonel.
C'est un obus qui a éclaté près de moi et m'a enterré... «On signe à cet émouvant messager un reçu sur l'enveloppe qu'il tendait. La statue de boue fait un geste de salut et elle disparaît...
— Montons à la surface prendre un peu d'air, me dit le colonel.
Nous sortons du poste. Le canon fait rage. Il y aura, ce soir, une action. On prépare l'attaque. L'air est déchiré par le miaulement des obus de 75. Des prisonniers allemands circulent au milieu de nos soldats ; ils sont employés à des corvées et paraissent heureux de leur sort. Devant les sapes, un boyau profond que les prisoimiers des premières heures ont suivi sous le bombardement. Entre ce boyau et le flanc du ravin, un chemin étroit, que je n'oublierai jamais, car j'y ai vu, dans les jours suivants, des tableaux inouïs.
Le soir descend très vite. Un couchant rougeâtre dans un ciel gris. Le canon s'acharne en un tir de barrage déclanché pour l'attaque. Au-dessus de nous, l'air est bousculé par les nappes d'acier qui passent. Personne ne fait attention à cette rafale d'obus. Chacun est à son travail. C'est la vie de chaque jour. Ce qui étonne, c'est le silence. On y est si peu habitué. Et la nuit tombe. Dans le fond du ravin où nous sommes, les formes sont déjà imprécises et, à l'horizon, on aperçoit les lueurs rouges, rapides, des pièces qui tirent. Subitement, une clarté bleuâtre et diffuse,... on dirait un clair de lune qui apparaîtrait et s'éteindrait brusquement : ce sont les premières fusées lumineuses.
Près du poste de commandement, à quelques sapes, est installé le poste de secours, première étape des blessés. En voici qui arrivent dans la nuit. Ils ont marché longtemps dans la boue, dans le chaos du champ de bataille et ils en rapportent la glaise sur leur corps. Les soldats indigènes geignent et se lamentent : c'est leur façon de souffrir. Ils descendent l'escaher tout courbés, en se traînant, et ils entrent dans le poste par une petite porte basse. Le major, à la fois très paternel et très énergique, examine les blessés ; il réconforte ceux qui ne réagissent pas ; il panse les plaies avec ses infirmiers.
Je trouve dans ce tableau l'impression la plus forte de la guerre, la plus atroce dans sa brutalité; j'y trouve aussi un exemple incomparable de l'endurance, de l'héroïsme de nos soldats. Pas une plainte ne sort de leur bouche. A peine, de loin en loin, un grognement de colère, un juron. Jamais un geste, un mot de découragement.
Je rejoins le colonel, car l'heure du dîner est venue. Le dîner est une formalité. On dîne parce qu'il faut manger ; mais la pensée est tout absorbée par le drame de l'attaque qui commence, tout près. Le téléphone n'arrête pas. Les coureurs se succèdent, apportant des plis...
Lorsque je remonte à la surface, le ravin a changé entièrement d'aspect. Il est couvert par des voitures, des chevaux, des hommes. Et ces hommes crient et se dépensent en prodigieux efforts pour désembourber leurs attelages. C'est le ravitaillement'. Les convois ne peuvent dépasser notre ravin. J'aperçois à la lueur de falots, de chandelles, un encombrement de chevaux, de roues, d'hommes vêtus de peaux de bêtes, de petits ânes d'Algérie avec leurs bâts. Une fusée lumineuse éclaire la scène dans son ensemble, et je distingue alors des piles de caisses, déjà entassées, ahgnées, en ordre. A l'aube, je pourrai reconnaître des fils de fer, des piquets, des outils, tout le matériel apporté là, dans la nuit, pandas êtres mystérieux qui auront disparu avant le jour, qui reviendront la nuit suivante...
Je redescends au poste de commandement. Le colonel, qui est au téléphone, donne l'ordre de faire chercher immédiatement une pompe et des tuyaux. Puis il reprend l'appareil. La communication se prolonge. Nous sommes devant un drame digne du Grand Guignol. Le commandant ... du ... zouaves téléphone qu'un obus de gros calibre vient de tomber sur son poste ; toutes les issues sont bouchées ; une source souterraine a été crevée et coule dans le réduit. Le commandant et ses compagnons ont déjà de l'eau jusqu'aux genoux...
Nous vivons des minutes d'angoisse. On a trouvé une pompe, mais on n'a pas de tuyaux. Les malheureux qui sont ensevelis seront-ils noyés sans qu'on puisse les secourir ?
Nous avons appris, plus tard, que ces derniers avaient découvert dans l'éboulement de leur poste une petite fissure et y avaient gUssé un pigeon voyageur par lequel ils purent donner de leurs nouvelles. Sans attendre le secours, ils élargirent le trou avec leurs mains, avec des débris de planches. Ces enterrés vivants parvinrent à se glisser hors de leur fosse. Le commandant, héros de cette aventure tragique, nous disait le lendemain avec une modestie charmante : « Ce sont de durs moments à passer, mais lorsque c'est fini, ce sont des souvenirs à ajouter aux autres ! »
Le jour se lève sur le terrain désolé. L'aube est rose. Des fumées bleues montent des gourbis. Tous les hommes travaillent. Des Allemands transportent des blessés sur des brancards.
La relève commence à la nuit. Je pense à la joie des malheureux soldats qui sont en première ligne, dans la boue jusqu'à la ceinture. Ils doivent être à bout de forces. La relève arrive à point. Les ordres se succèdent pour la préparer, car c'est une manœuvi-e compliquée et délicate. Nous verrons arriver successivement les troupes de réserve dont l'aspect propre fait un contraste frappant avec les formes boueuses qui descendent du combat.
Les officiers viennent prendre les ordres, connaître l'emplacement où ils devront conduire leurs troupes. Ainsi, la journée de préparatifs passe sans incidents.
Dans l'après-midi, un nouveau tir de barrage est déclanché. C'est l'attaque de la Ferme des Chambrettes qui doit avoir lieu à 4 heures. Je pense à ceux qui, vont combattre, à tous ces officiers que je connais. Le soir tombe et les rafales d'obus passent sur nos têtes avec un bruit si assourdissant qu'on se demande comment les hommes peuvent tenir sous un tir pareil et comment un seul d'entre eux peut revenir. Je voudrais être plus vieux d'une heure pour savoir que l'affaire est finie. Je sors pour essayer de soulager mon angoisse.
Lorsque je reviens, le colonel s'avance au-devant de moi et me dit très simplement : « Ça y est. Nous avons les Chambrettes. »
Le succès est complet. Tous les objectifs sont atteints. Quelle joie ! Les renseignements arrivent. Nous avons fait sept prisonniers qui ont tenu jusqu'à la dernière minute. Nous avons très peu de pertes.
Le colonel tient à féliciter, dès que ce sera possible, le commandant qui a dirigé l'attaque. Ce commandant est avec son téléphoniste dans un trou d'obus, à 100 mètres des Boches. La communication est établie : j'en note chaque phrase : « C'est vous, X..., dit le colonel. Je vous adresse tous mes compliments. C'est parfait. Vous avez tout mon cœur. Vous êtes un brave. Je ne vous oublierai pas. » Et le colonel repose le récepteur.
Nous dînons dans la joie de ce succès. Et, dans la nuit, je vais voir le passage des troupes de relève. Un bataillon arrive vers minuit. Les hommes courbent l'échiné sous le sac pesant qui les charge. Ils sont venus de Verdun par les boyaux en apportant tout un attirail de fusées, de caisses, de signaux. Je me suis posté près d'un petit pont formé de quelques planches étendues au-dessus du boyau profond. Les hommes passent, un à un, dans une marche lente et pesante de bêtes de somme. La nuit est très noire et je crains que les soldats ne voient pas les planches. Mais ils se préviennent à tour de rôle : « Attention ! les gars, im pont ! » Deux, trois passent et le quatrième dit simplement : « Des planches... » L'avis est suffisant. Les autres comprennent et passent. Ils grognent ; ils jurent. Ils sont partis à 6 heures ; il est minuit et ils n'ont pas encore posé leur sac ; et ils ont encore deux heures de marche.
— Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu pour être malheureux comme ça ! dit un homme. — Ça va, ça va, dit le suivant... Et la troupe passe, force invisible dont on n'entend plus que le halètement.
Voici un autre soldat qui a une petite lampe électrique. Tout en marchant, il projette le faisceau lumineux dans le fond du ravin où un pauvre petit âne d'Algérie se tient, humble, grelottant, mourant de faim. « Tiens ! le kronprinz ! » dit l'homme à la lampe. Ses compagnons rient de bon cœur. Une voix ajoute dans la nuit :
« Quelle vache ! » Et le cortège continue, pliant sous son fardeau et se fond dans la nuit...
A l'aurore, les Tgept prisonniers des Chambrettes sont arrivés au poste de commandement. On les a rangés en ligne sur le bord d'vm chemin. Ils sont hâves ; plusieurs sont blessés. L'un d'eux a la mâchoire fracassée ; dans l'ensemble boueux du personnage, le pansement fait ime tache d'un rouge vif.
Des nôtres, éclopés, reviennent. Un grand nègre, la figure couverte de terre grasse qui coule en sillons jaune clair sur le noir de la peau, porte autour de la tête et du cou une écharpe à la mode arabe, d'un rouge éclatant.
Son casque, tout bosselé, tient en équihbre sur son crâne. Le corps est un tas de linges jaune sale, rendu informe par la boue. Une main, blessée, a im pansement d'un blanc cru qui met en valeur tout le personnage.
Quelle leçon pour un peintre et comme tout ce qu on peut imaginer est au-dessous de la réalité !
Je quitte le poste de commandement. J'emporte comme « souvenirs » différents objets ramassés sur le champ de bataille et enfermés dans une caisse. Le colonel a commandé qu'on me donne pour guides quatre pionniers qui porteront la caisse. Les adieux faits, je reprends la route de Verdun. Le terrain est gelé, glissant mes braves porteurs marchent très lentement. Je les dépasse en leur donnant rendez-vous au poste de commandement de la division. Je les attends et j'ai la surprise de voir approcher un cortège plus nombreux que ceux que nous formions au départ. Les braves piomiiers avaient, chemin faisant, rassemblé quatre Boches égarés et les avaient immédiatement embauchés pour porter la caisse.
C'est dans ce cortège que je suis rentré à Verdun.
Georges Scott. 

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