Récit du soldat Louis Leroy :
Le 26, jour de la catastrophe, le matin, au réveil, nous étions en pleine mer, nous ne voyions plus de côtes, la mer était de plus en plus houleuse ; tout le monde était sur le pont et l'on était très gai ; car de temps en temps des paquets de mer arrivaient et beaucoup chantaient « le rouli-rouli». A 2 h. 3/4, j'allai donner à boire et à manger à mes chevaux. Cette corvée dura à peu près dix minutes. Je n'avais pas posé le seau avec lequel je venais de donner l'avoine quand j'entends un bruit sourd et un choc venant de l'arrière du bateau. Je jette les yeux de ce côté et j'aperçois de la fumée qui sortait. C'est alors que je compris que nous avions été torpillés. Au même instant, je passais au-dessus du pont où la torpille avait touché le bateau. J'aperçus deux hommes tués sur le pont arrière.
Sans perdre mon sang-froid, malgré les cris que j'entendais, je pris aussitôt le soin de couper mes lacets de souliers, puis j'attendis le moment propice pour me jeter à l'eau, mais il fallait ouvrir l'œil parce qu'un commencement de panique se produisait à bord. Les baleinières étaient mises à la mer avec précipitation ainsi que des madriers et des radeaux. Beaucoup de soldats sautaient dans les baleinières d'une hauteur de quinze mètres, ce qui était fou ; beaucoup ont dû se briser les jambes. A un moment donné, ayant aperçu un endroit favorable pour plonger, je me dis : c'est l'instant, et, d'un seul bond, je saisis une corde et je saute à la mer sur un point où il n'y avait personne, et me voilà nageant ; après avoir parcouru une cinquantaine de mètres, j'attrape un radeau déjà chargé de quinze hommes, je prends place avec eux.
A chaque vague, j'étais dans l'eau jusqu'au ventre ; cela ne faisait rien, je me sentais en sécurité. Le paquebot n'a guère mis qu'un quart d'heure avant de disparaître complètement, et je vous assure que, pendant ce quart d'heure, j'ai vu un spectacle affreux. J'avais fait à peine vingt mètres à la nage quand il s'engloutit complètement ; il y avait peut-être encore près d'un millier de soldats et marins ; sur le pont supérieur ; je vis le tout s'engouffrer avec le bateau d'un seul coup. Il en restait au moins trois cents sur l'eau, maintenus par des ceintures de sauvetage, d'autres étaient sur des balles de foin ou sur des planches, chacun s'accrochait où il pouvait.
La nuit se passa dans l'attente des secours, car nous savions que le signal d'alarme avait été donné ; ce ne fut qu'à 3 heures du matin qu'on vit un phare de torpilleur et, d'un autre côté, le feu d'un autre bateau. Aussitôt, ce fut la joie dans nos cœurs à la pensée que nous étions sauvés. A 6 heures du matin, nous étions embarqués à bord d'un torpilleur, et jusqu'à midi nous ramassions d'autres naufragés ; à midi, nous étions en route pour l'île de Milo où nous arrivions à 8 heures du soir.
Voilà ce que fut ce voyage si brutalement interrompu.
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